17

Cette nuit-là, Béthesda délirait tant elle avait de la fièvre. Elle frissonnait sous sa courtepointe en laine et murmurait des paroles incohérentes. Diana fit infuser de l’écorce de saule avec un somnifère léger, ce qui sembla lui faire du bien. La fièvre diminua, et Béthesda sombra dans un sommeil agité. Je restai à côté d’elle, en lui tenant la main et en lui essuyant le front. Je ne dormis guère.

Jusqu’ici, la fièvre n’avait pas été un des symptômes de la maladie de Béthesda. Je craignais qu’elle ne marquât une nouvelle étape de son mal. Je me sentais impuissant.

Diana tomba également malade ce jour-là. Je la trouvai pliée en deux dans le jardin, en train de vomir son petit déjeuner. Après, elle affirma qu’elle se sentait en parfaite forme, mais j’eus un frisson. N’y avait-il pas un lien entre sa maladie et celle de sa mère ? Je n’avais plus d’argent pour faire venir des médecins. De toute façon, ils s’étaient montrés incompétents.

Qu’adviendrait-il de la maison si Béthesda et Diana étaient toutes deux clouées au lit ? Que se passerait-il quand le banquier Volumnius commencerait à me harceler pour que je rembourse mes emprunts ? Il me faudrait effectuer le premier versement d’ici quelques jours.

J’étais d’une humeur massacrante et restai enfermé chez moi.

 

Les jours passèrent. Après cette première nuit déplorable, la fièvre de Béthesda tomba et disparut. Diana semblait en bonne santé, mais son comportement manquait de franchise. Je devinais qu’elle me cachait quelque chose.

J’aurais pu continuer à enquêter sur Cassandre, mais ma volonté était comme paralysée. Rome elle-même semblait frappée d’un mal semblable : elle attendait des nouvelles de César et de Pompée en provenance de Grèce, elle attendait aussi des nouvelles de l’insurrection menée par Caelius et Milon. Une impression de catastrophe imminente pesait sur la cité, sur ma maison, sur mon esprit.

Une autre raison expliquait mon manque d’enthousiasme pour découvrir l’assassin de Cassandre. En me révélant ce qu’elle savait, en me confiant la tâche de débusquer la vérité, et en me promettant la justice de César, Calpurnia m’avait en fait engagé à titre d’informateur. J’avais volontairement coupé tous les liens avec César, j’avais même renié Méto. Pourtant si je souhaitais mener à terme mon enquête, comment pouvais-je le faire sans devenir un espion de César ?

 

C’est Hiéronymus qui m’apporta la nouvelle.

Un matin, alors que je broyais du noir dans le jardin, il entra à grandes enjambées, les yeux brillants, légèrement essoufflé. Je sus tout de suite que quelque chose de terrible était arrivé. Le malheur et la souffrance d’autrui excitaient Hiéronymus.

— Tout est terminé ! annonça-t-il.

— Qu’est-ce qui est terminé ?

— Ils sont morts. Tous les deux morts, ainsi que leurs partisans.

L’espace d’un instant, je crus qu’il parlait de César et de Pompée, et j’essayai d’imaginer l’ampleur du désastre qui avait pu les exterminer eux et leurs armées. Jupiter avait-il envoyé la foudre ? Neptune avait-il inondé les plaines ? Pluton avait-il creusé des gouffres ? Mon cœur se glaça alors que je songeais à Méto. Puis la lumière se fit.

— Où ? demandai-je. Comment ?

— Les versions sont contradictoires, mais d’après les meilleures sources au forum…

Davus entra précipitamment.

— Milon et Caelius sont morts ! s’écria-t-il. Morts tous les deux ! Une foule immense se rassemble au forum. Certains fêtent l’événement. D’autres pleurent et s’arrachent les cheveux. L’insurrection est terminée avant même d’avoir commencé.

Hiéronymus jeta à Davus un regard hostile.

— Comme je le disais, cela semble s’être passé ainsi : Milon et Caelius ont pris la direction du sud en quittant Rome, puis ils se sont séparés pour agir chacun de son côté. Milon a commencé par aller de ville en ville, en prétendant qu’il agissait sur ordre de Pompée, il a fait de folles promesses et essayé d’inciter les gouverneurs des villes à se rallier à sa cause. En vain. Alors il a fait appel à ses gladiateurs pour libérer un grand nombre d’esclaves qui travaillent dans les champs. Il s’agissait d’esclaves qu’on fait trimer à coups de fouet, que l’on parque avec les animaux ou qu’on regroupe dans des baraques qui sont de véritables cages, et ces hommes sont de la pire espèce. L’armée de Milon s’est livrée au saccage, elle a pillé des temples, des sanctuaires et des fermes. Il avait dû rassembler des centaines, peut-être des milliers d’esclaves, car il a osé assiéger une ville appelée Compsa où une légion entière était en garnison. Tout a mal tourné quand Milon a été touché par une pierre lancée du haut des remparts. Elle l’a heurté en plein front, lui a fracassé le crâne et l’a tué sur le coup. Sans chef, les esclaves affolés ont pris la fuite.

— Et Caelius ?

— Caelius a commencé par essayer d’inciter à la révolte les gladiateurs de Néapolis. Les magistrats ont eu vent du complot et ont enchaîné les meneurs avant qu’ils aient pu gagner les autres à leur cause. Les magistrats ont tenté d’arrêter aussi Caelius, mais il a réussi à leur échapper. Une réputation de hors-la-loi le précédait, aussi aucune cité ne voulait-elle lui ouvrir ses portes. Il s’est ensuite dirigé vers Compsa pour se joindre à Milon. Des esclaves qui fuyaient la bataille lui ont alors appris la mort de leur chef. Caelius a tenté de les rallier. Ils ont refusé d’écouter et se sont débandés. Voici les paroles mêmes de Canininus, le manchot : « Toutes ces années passées à plier l’échine sous le fouet et à sodomiser des moutons les rendaient insensibles à la rhétorique de Caelius. » Caelius s’est enfoncé dans le Sud, seul ou presque, une poignée de partisans l’accompagnaient encore. Il a continué jusqu’à la côte, jusqu’à une ville appelée Thurium, située sur le cou-de-pied de la botte italienne. C’est là que Caelius s’est retranché pour la dernière fois.

Pauvre Caelius, pensai-je, vaniteux, ambitieux, incapable de rester en place ! Son complice, Milon, était mort, les portes de toutes les cités lui étaient fermées et il n’avait pas d’armée – pas même une armée d’esclaves. Il savait sans doute qu’il n’y avait plus d’espoir, qu’il était condamné. Thurium était le terminus, la conclusion de la carrière fulgurante du jeune orateur, qui avait été le brillant protégé de Cicéron, le loyal défenseur de Milon, le fougueux lieutenant de César, l’amant infidèle de Clodia et l’ultime recours des masses populaires dépossédées de leurs derniers biens.

— Que lui est-il arrivé ? demandai-je.

— Eh bien, d’après ce que j’ai entendu dire…

Les yeux de Hiéronymus étincelaient car il était ravi de transmettre les détails à une oreille vierge, mais Davus, trop énervé pour tenir sa langue, l’interrompit :

— Ils l’ont abattu ! Quand Caelius est arrivé à Thurium, il est entré par les portes grandes ouvertes de la cité, car les habitants n’avaient pas encore été avertis de se méfier de lui. Après avoir traversé le marché, il a gagné le forum et gravi les marches menant au Sénat. Il a frappé dans ses mains et crié à un groupe de soldats d’aller chercher leurs compagnons. Une foule s’est assemblée. Caelius a commencé sa harangue. Sa voix de stentor portait si loin qu’on l’entendait dans toute la cité et même à l’extérieur jusque dans les bateaux de pêche. D’autres habitants et soldats sont arrivés : bientôt le petit forum fut noir de monde. La plupart des soldats en garnison à Thurium étaient des Espagnols et des Gaulois de la cavalerie de César. Caelius a essayé de les révolter en leur rappelant les atrocités que César avait commises dans leur pays natal. Mais les soldats ne voulurent rien savoir. Ils refusèrent d’entendre la moindre remarque hostile à César. Ils ont commencé à huer, à siffler, à taper des pieds. César avait trahi les habitants de Rome et ne tarderait pas à les trahir eux aussi, leur expliqua Caelius. Les soldats ont lancé une volée de pierres. Caelius a poursuivi son discours, alors que son visage ruisselait de sang. Finalement, les soldats ont gravi les marches quatre à quatre. Caelius a injurié ses assaillants, les traitant de bougres d’idiots et de lèche-culs. Ses hurlements se sont interrompus seulement lorsqu’on l’a jeté par terre et piétiné jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Le crâne de Milon avait été écrasé, le corps de Caelius avait été démembré. Seule leur tête pouvait fournir à Calpurnia la preuve irréfutable que la menace n’existait plus. C’est seulement à ce moment-là qu’elle pourrait écrire à César pour lui annoncer la bonne nouvelle sans craindre que ses informateurs aient pu se tromper. Jubilerait-elle à la vue de ces têtes, en donnant libre cours à ses sentiments d’une façon peu seyante pour une matrone romaine ?

— … ont été crucifiés.

Ces derniers mots de Davus me donnèrent un choc et me ramenèrent à l’instant présent.

— Que dis-tu ?

— À Néapolis, les gladiateurs ont été crucifiés. Il en a été de même pour les esclaves qui combattaient avec Milon. Les gladiateurs avaient déjà été arrêtés. Les soldats de la garnison de Compsa ont pourchassé les esclaves. Certains sont morts en combattant, mais la plupart d’entre eux ont été capturés et crucifiés. On n’a pas crucifié autant d’esclaves à la fois depuis l’époque où Crassus a réprimé la grande révolte de Spartacus et aligné les esclaves crucifiés tout au long de la voie Appienne.

Un silence s’abattit sur le jardin. Hiéronymus ouvrit la bouche, mais je lui fis signe de se taire.

— J’en ai entendu assez, dis-je. Je désire être seul un moment. Davus, va voir Diana. Elle est avec sa mère, je crois. Hiéronymus, j’ai entendu du tapage dans la cuisine il y a un moment. Voudrais-tu aller jeter un coup d’œil ?

Ils s’éloignèrent dans différentes directions et me laissèrent seul avec mes pensées.

La nouvelle m’affectait plus que je ne l’aurais pensé. Milon avait été une brute et une tête brûlée. Caelius avait été un visionnaire fou, ou un opportuniste sans envergure. Ensemble ils avaient essayé de me contraindre sous la menace à soutenir leur cause. Quand j’avais refusé, ils m’avaient permis de m’échapper. D’après ce que je pouvais comprendre, c’était parce que Cassandre les y avait forcés. Quel lien y avait-il entre elle et eux ?

Cassandre avait été assassinée. Pourquoi ? Par qui ?

Il me vint une idée. Comment n’y avais-je pas pensé ? L’instant de révélation fut fulgurant, presque douloureux, comme si un ressort se détendait soudain dans ma tête. J’avais dû crier, car Davus réapparut dans le jardin, bientôt suivi de Hiéronymus et des garçons.

— Beau-père, dit Davus, tu pleures !

— Je n’imaginais pas que la nouvelle l’affecterait tant, murmura Hiéronymus.

Androclès et Mopsus me regardaient, atterrés. Ils ne m’avaient jamais vu si ébranlé, même aux funérailles de Cassandre.

— Allez me chercher ma toge, leur demandai-je. J’ai une visite importante à faire.

— Où vas-tu, beau-père ? Je vais mettre ma toge, moi aussi…

— Non, Davus, je vais y aller seul.

— Il n’en est pas question, insista Davus. Tu ne sais pas ce qui se passe au forum.

— Le jeune homme a raison, intervint Hiéronymus. Les rues ne sont pas sûres. Si les partisans de Caelius fomentent une émeute, et si Isauricus fait appel à ses sbires pour rétablir l’ordre…

— J’irai seul, insistai-je. Ce n’est pas loin.

Elle ne serait pas dans sa propriété au bord du Tibre, pas un jour comme celui-ci, où régnait tant d’incertitude et où la violence pouvait se déchaîner. Elle serait en lieu sûr, enfermée dans sa maison du Palatin, à quelques pas de la mienne. Je pris les petites rues qui étaient presque vides. De temps à autre, j’entendais des bruits provenant du forum – sans doute des cris de joie. Isauricus avait dû rassembler tous ses partisans pour célébrer la nouvelle.

La maison de Clodia se trouvait au fond d’un cul-de-sac. Ces dernières années, les riches et les puissants avaient en règle générale construit d’énormes bâtisses prétentieuses qui proclamaient sans pudeur la condition sociale de leur propriétaire, mais celle de Clodia était une très vieille maison qui appartenait à sa famille depuis des générations. Elle ressemblait aux anciennes demeures des grandes familles patriciennes, qui présentaient une façade modeste du côté de la rue. Le seuil était pavé de carreaux rouges et noirs vernissés. Le badigeon avait besoin d’être refait, et certains des carreaux étaient fendus ou bien manquaient. Deux cyprès énormes encadraient la porte en chêne rustique.

Je m’attendais à ce qu’un beau jeune homme ou une jolie jeune fille vînt me répondre à la porte, mais ce fut un vieux serviteur qui m’accueillit. Il disparut quelques instants pour annoncer ma venue, puis revint et me conduisit à l’intérieur. Jadis, cela avait été une des maisons les plus somptueusement aménagées de Rome, mais maintenant je voyais des piédestaux sans statues, aucun tableau accroché aux murs, des sols nus sans tapis. Comme bien d’autres à Rome, Clodia traversait des temps difficiles.

Elle était dans son jardin, allongée sur un divan à côté d’un petit bassin. Elle jetait un peu de farine dans l’eau et regardait les poissons aux écailles étincelantes passer comme des éclairs. Des années auparavant, j’avais assisté dans ce jardin à l’une de ses soirées scandaleuses. Catulle avait récité un poème sur la passion et le chagrin d’amour tandis que des couples s’étreignaient dans l’ombre. Maintenant ce jardin était silencieux et vide.

Clodia leva les yeux. Le soleil chatoyait à la surface de l’eau. J’eus une brève vision de Clodia telle qu’elle m’était apparue la première fois que je l’avais rencontrée, des années auparavant, alors que sa beauté avait encore tout son éclat.

— Une nouvelle visite, si peu de temps après la précédente ! s’exclama-t-elle. Pendant des années, tu m’oublies, puis tu viens me voir dans ma propriété au bord du Tibre et maintenant en ville. Tu me gâtes vraiment, Gordianus.

Elle semblait débiter ces paroles machinalement ; sa voix avait le rythme qui convenait, mais son regard était terne.

— Tu as appris la nouvelle ? demandai-je.

— Bien sûr. Rome a été sauvée une fois de plus et tous les Romains dignes de ce nom doivent se rassembler au forum et crier « Hourrah ! » Le Sénat va adopter une résolution pour féliciter le consul. Le consul dans une proclamation félicitera le Sénat. Le commandant de la garnison à Compsa sera promu. Les soldats à Thurium…

Elle s’interrompit soudain, le regard fixé sur les poissons affamés.

— Cela fait des mois que tu vois Marcus Caelius, depuis qu’il est revenu d’Espagne avec César, dis-je. Durant tout le printemps et tout l’été, alors qu’il provoquait des troubles dans le forum, il venait ici chez toi.

— Comment sais-tu cela, Gordianus ?

— Calpurnia m’en a parlé. Elle a des espions dans toute la cité.

— Croit-elle que je m’étais liguée avec Caelius ?

— Était-ce le cas ?

Le visage de Clodia se crispa. Elle parut soudain son âge.

— Des gens comme Calpurnia voient le monde en blanc ou en noir. Il n’y a que des alliés ou des ennemis. Calpurnia a la mentalité d’un homme.

— C’est étrange, déclarai-je.

— Que veux-tu dire ?

— Calpurnia a une tout aussi mauvaise opinion de toi, mais pour des raisons opposées. À son avis, tu cèdes à tes caprices et à tes émotions. Tu es faible et tu ne te maîtrises pas.

Clodia éclata d’un rire sinistre.

— Nous verrons combien de temps une femme comme Calpurnia continuera d’intéresser César, s’il devient maître du monde. Peux-tu imaginer faire l’amour à une créature de marbre ?

— Tu as changé de sujet. Avais-tu pris le parti de Caelius ?

— Pris son parti ? Non. J’étais amoureuse de lui…

Sa voix s’étrangla, elle ferma les yeux.

— Je ne te crois pas, répondis-je. Vous avez jadis été amants, mais c’était il y a des années. Tu l’as poursuivi en justice pour meurtre. Tu t’es efforcée de le détruire, tu l’as fait chasser de Rome. De son côté, il t’a humiliée au tribunal. Il a défendu Milon après l’assassinat de ton frère. Maintenant, tu ne peux vraiment pas…

— Comment saurais-tu de quoi je suis capable, Gordianus ?

Soudain une colère froide me fit frissonner.

— Je regrette, mais je sais peut-être exactement de quoi tu es capable.

— Que veux-tu dire par là ?

— Je ne crois pas que tu sois à nouveau tombée amoureuse de Caelius. Cela ferait de toi une femme volage et stupide comme te décrit Calpurnia. Et tu n’es pas une imbécile. Tu as le cœur dur, tu es astucieuse, calculatrice. Tu as détesté Marcus Caelius plus que jamais quand il est revenu à Rome avec César. L’homme que tu haïssais le plus au monde était là, il faisait le beau à côté de César qui l’a récompensé d’une magistrature ; il continuait à jouer un rôle dans le grand jeu de la politique malgré tous les efforts que tu avais faits pour causer sa perte, alors que toi tu languissais dans l’ombre, ta fortune dilapidée, ta réputation brisée, ton frère bien-aimé mort. La vengeance doit t’obséder. À quoi d’autre peux-tu penser maintenant que tout ce qui jadis t’apportait du plaisir a disparu, y compris ta beauté ?

— Tu n’as pas besoin de me parler de façon si cruelle, Gordianus, répliqua-t-elle en posant sur moi un regard sans expression.

— Tu oses dire que je suis cruel alors que c’est toi qui as délibérément piégé une deuxième fois Marcus Caelius. Tu t’es ingéniée à causer sa perte. J’ai dit que l’éclat de ta beauté s’était terni, c’est la vérité. Mais Caelius t’a connue quand tu étais encore dans toute ta splendeur. Elle l’a envoûté jadis, et il n’a jamais oublié. Il se souvenait de toi comme tu étais alors, comme je me souviens de toi. Tu as été le chercher, tu l’as séduit une deuxième fois ; tu as réussi à le rendre à nouveau amoureux de toi. Tu as fait en sorte qu’il ait confiance en toi. Que s’est-il passé ensuite ? Comment as-tu semé le ressentiment dans son cœur ? De façon très subtile, j’imagine, par des insinuations habiles. Tu as dénigré César, avec de plus en plus de violence. Tu lui as rappelé la puissance de la populace romaine. Je t’entends lui dire : « César ne connaît pas ta valeur, Marcus. Il méprise tes talents ! Pourquoi récompense-t-il des médiocres comme Trébonius qu’il préfère à toi ? Il est jaloux, voilà la raison ! En son for intérieur, il a peur de toi. Si seulement mon frère chéri était encore en vie, comme il saurait profiter de cette situation ! Les gens sont malheureux, ils ont perdu leur confiance en César, ils le méprisent. Ce dont ils ont besoin, c’est d’un homme qui peut exploiter leur colère, un homme qui a le don de la parole et l’audace de s’en prendre à ces lèche-bottes auxquels César a confié la cité. Ce genre d’homme pourrait devenir le maître de Rome ! »

Clodia me dévisagea. Ses yeux lançaient des flammes, mais elle se taisait.

— Vais-je continuer ? Très bien. Tu l’as encouragé à faire à la populace des promesses de plus en plus folles, à harceler les autres magistrats, à insulter le Sénat, à tenir des propos séditieux contre César lui-même. Quand il est finalement allé trop loin et qu’Isauricus a tenté de l’arrêter, comme cela a dû te ravir ! Mais Caelius a échappé au coup de filet. Il est allé se cacher. Puis il a fait cause commune avec Milon, l’homme reconnu coupable du meurtre de ton frère. Comme cela a dû te rendre folle de rage ! Pendant ce temps-là, tu n’as pas cessé de comploter en vue d’anéantir Caelius. Peut-être a-t-il hésité en voyant qu’il courait à la catastrophe. L’as-tu incité à aller de l’avant en prétendant que les dieux étaient de son côté ? As-tu dénigré sa virilité ? Lui as-tu assuré que seul un lâche s’arrêterait en pleine course ? Et quand Milon, le Milon superstitieux qui craint les présages, est allé voir une prophétesse pour qu’elle lui révèle l’avenir, comment as-tu réagi, Clodia ?

J’attendis sa réponse. Je voulais entendre la vérité de ses propres lèvres, mais elle continua de me regarder avec une lueur farouche dans les yeux.

— Cassandre était l’espionne de Calpurnia, précisai-je. Le savais-tu ?

Elle plissa le front et ouvrit enfin la bouche.

— Non. Mais cela ne me surprend pas.

— Milon voulait aller la voir pour entendre une prophétie. Étais-tu au courant ?

— Oui.

— Donc tu étais encore en contact avec Caelius, après qu’il est allé se cacher ?

— Oui. Après avoir échappé à Isauricus, il est venu chez moi à plusieurs reprises, toujours déguisé, tantôt avec une fausse barbe, tantôt avec une fausse poitrine. Il était fou, complètement fou, depuis le premier jour où je l’ai connu jusqu’au dernier. On aurait pu croire qu’il s’amusait comme un gamin. On n’avait pas l’impression qu’il s’attaquait à l’État. Il avait eu des contacts avec Milon, et Milon était presque prêt à s’allier avec lui, m’a-t-il confié. « Je sais combien tu le hais, m’a-t-il dit, mais c’est la seule façon d’atteindre le but. Ensemble, nous pouvons mener à bien notre projet ! » Mais ce n’était pas si simple que ça. Milon avait entendu parler de ce qu’il appelait « cette prophétesse à demi folle, cette femme appelée Cassandre ». Fausta y avait fait allusion et il était bien décidé à entendre d’abord ce que Cassandre avait à lui dire. Milon ne voulait pas en démordre, Cassandre et seule Cassandre pouvait lui prédire l’avenir. Il refusait d’entreprendre quoi que ce fût sans la bénédiction de Cassandre.

— Mais Cassandre avait reçu l’ordre formel de Calpurnia de ne pas encourager Milon. Elle devait prédire seulement l’échec de l’insurrection. Elle devait inciter Milon et Caelius à implorer la merci de César. D’après ce que tu viens de me dire, si Cassandre s’en était tenue aux instructions de Calpurnia, alors Milon ne serait jamais parti vers le sud avec Caelius ce jour-là. Quelqu’un a dû faire obstacle, quelqu’un qui voulait que l’insurrection ait lieu, sachant qu’elle ne pourrait se terminer que par la mort de Milon et de Caelius. C’était bien ce que tu voulais par-dessus tout, Clodia ? Je comprends que tu haïsses ces deux hommes. Je n’en doute pas, tu voulais les voir humiliés et morts, déshonorés à tout jamais, tu voulais que leur tête soit livrée à Calpurnia comme si c’était un trophée de guerre. Mais pourquoi voulais-tu aussi la mort de Cassandre ?

Les yeux de Clodia étaient embués de larmes.

— C’est ce que tu penses ? Que je voulais la mort de Caelius ? Que j’ai assassiné Cassandre ? Tu crois tout savoir, Gordianus. Pourtant tu ne sais absolument rien.

 

La dernière prophétie
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